top of page

Nous sommes à Jedburgh, dans la région des Scottish Borders, au sud-est de l'Écosse. Ce jeudi 11 février 2016, c’est le jour du Jedhart handba’ et c’est aussi un peu le jour des fous. Traditionnellement, licence était donnée aux écoliers de la ville et tous les ouvriers avaient quartier libre. Toute la campagne environnante se pressait au spectacle du ba’ game. Aujourd’hui encore, les femmes cousent des rubans aux petites balles de cuir dur fourrées de mousse et de foin. Le joueur qui les leur rapportera obtiendra peut-être leurs faveurs. Ici le jeu n’a lieu qu’une fois l’an, le jeudi d’après le Mardi-Gras, parfois le jeudi suivant, en fonction d’un calendrier lunaire déterminé par un vieux proverbe local. On ne sait jamais sa date trop à l’avance, tellement le jeu échappe à toute logique apparente. Pourtant, on sait bien qu’il aura lieu, et suffisamment à l’avance on sait quel jour ce sera. On le sait, car il faut préparer les balles, qu’on lancera le moment venu à la mêlée pour commémorer les anniversaires de mariages. Jedburgh est une ville tranquille. Pourtant une fois par an le jeu contredit cette idée. Une ville-frontière, aussi, et cette fois le jeu reflète bien cette idée. Le principe du jeu, c’est le combat de ceux du haut contre ceux du bas. L’opposition des principes du monde. Le haut contre le bas. L’hiver contre l’été. La nuit contre le jour. De midi à minuit s’il le faut. Jusqu’à la fin des balles dont les lancers égrènent les heures le jour du jeu. Jusqu’à la fin des temps. Pour parvenir à Jedburgh, si l’on vient du nord et d’Edimbourg, il faut longer les murs du Duc de Buccleuch pendant plusieurs dizaines de miles. Si l’on vient du sud et d’Angleterre, c’est le mur d’Hadrien que l’on traverse. Géographie sensible. A l’arrivée, on est à la fois face au mur, au pied du mur, de l’autre côté du mur. Et pendant le temps du jeu il n’y a plus de murs. Les balles s’envolent par-dessus les murs. La rivière Jed, les façades des maisons des rues principales, les murs du Duc de Buccleuch et d’Hadrien projettent leurs ombres gigantesques et tournoient autour des joueurs emmêlés. Empoignade générale ! On part au quart de tour et on s’arc-boute pour ne pas contrarier le sens des murs, le sens du temps, le sens des heures passées à jouer, le sens du monde qui maintient les joueurs dans un chaos bien ordonné, à la fois entre les murs et au-delà des murs. Les mythes locaux de Jedburgh, celui de l’Anglais honni, violeur de filles locales, dont on utilise la tête coupée en guise de ballon, celui du galant Prince de la jeunesse à la poitrine duquel on épingle un vert rameau de chêne, l’été, dans le parc de Ferniehirst, celui de la cavalcade victorieuse qui défend la communauté des ladres contrebandiers, tous ces mythes nous éloignent apparemment des rugosités du bitume et de la réalité brute du jeu. Comme si le chaos de la mêlée ne pouvait se satisfaire de lui-même et devait s’adosser à quelque explication rationnelle venue de l’extérieur. Ainsi, les mythes rationalisent ce que la mêlée touffue ne peut arriver à expliquer elle-même. Et pourtant, dans la mêlée, l’action transcende les mythes et n’a plus besoin d’eux. Le jeu rassemble l’enfance et l’âge adulte, les hommes et les femmes, les paysans et les bourgeois. Il a sa logique propre, une logique populaire insoumise aux règles de la raison d’Etat, une logique qui passe par le contact des corps, une logique qui construit des relations improbables entre les joueurs locaux et toute personne de passage prête à se jeter dans la mêlée. Cette balle qui nous échappe, elle contient un fragment du monde. Chercher à la saisir, c’est chercher à comprendre ce qui se passe. Laurent Sébastien Fournier, Anthropologue, Professeur des Universités, Université Côte d'Azur.

bottom of page